DES NOUVELLES DE GOGOLAND (pages 6 à 13)

Publié le par sosie

 

                                                                 II

 

Dès l’entrée du bistrot, l’œil s’écorche au jaune caractéristique du formica ; les tables moutonnent jusqu’au zinc, éparpillant de-ci, de-là un marron bien terne, formica toujours.

Ce n’est pas le cas de Cornilleau, tout fiérot de son agencement, qui torchonne ses verres, l’œil vague. Perchée sur son étagère, la télé fonctionne sans le son.

Voilà que, poussée résolument, la porte d’entrée déclenche l’avertisseur qui fait plus penser au grelot de la biquette qu’aux premières notes d’un prélude de Chopin. « Faudra remédier » se dit Collineau tandis qu’apparaît un homme à la taille épaisse, chemise à carreaux sur jean clair, casquette de base-ball et démarche idoine… Echappé d’un feuilleton américain, le menuisier du village. Il lève la main :

- Non, non, coiffeur, ce n’est pas pour une coupe.

- De champagne alors ?

- Comme tu y vas. Je vais prendre un petit jaune.

- Va pour le petit jaune, on n’est pas racistes, nous autres !

« Tant qu’il n’en est pas à cinq verres… après, faut ouvrir l’œil. Il y a un signe qui ne trompe pas, c’est quand il commence à ne plus trouver sa bouche et à se verser le liquide sur l’épaule. Mais bon, ce n’est pas tous les jours. »

- T’as vu, Patron, les images à la télé ?

- Je ne vois que ça. Et il indique le poste allumé.

- T’as vu la voiture de police caillassée ?

- Ouais, j’ai pas des lunettes en bois. Ces branlotins en capuches…

- Y’en a même qu’avait des cagoules.

- C’est ce qu’on appelle s’exprimer à visage découvert ! ricane le taulier.

- Remarque, « ils » assurent que le plan de sécurité est bien en place.

- Pas comme son rouge à lèvres, à la bonne dame…

En effet, dans la boîte à grimaces, une présentatrice a pris le relais. Mais on ne peut dire qui, de la maquilleuse ou de l’installateur de télé, est en cause…

De part et d’autre du zinc, les voilà tous les deux, l’un sirotant son verre, l’autre tripotant des clefs dans sa poche, à regarder machinalement la femme tronc qui n’a toujours pas retrouvé la parole. Elle fait pourtant l’aimable avec beaucoup de constance. Cela contraste avec l’image suivante où un groupe de policier plie l’échine sous l’averse de… projectiles divers !

- Ma parole ! t’as vu le galet pépère, s’indigne Collineau.

- Faudrait les larguer sur une île déserte, ces petits saligauds !

La speakerine a réapparu soudain. Du coup, le menuisier vide son verre d’un trait.

- Tiens, remets-en un autre.

- Et ton corbeau, Julien ? fait Collineau en versant l’apéritif demandé. Tu lui apprends à parler, il fait des progrès ?

- Tu confonds avec les mainates !

- Ce sont eux qui jacassent ? Mais oui, le corbeau quand il n’a pas la cosse, il coasse…

- Il croasse ! Coasse … tu me fais un joli spécialiste des crapauds !

Sur ce, il s’humecte le toboggan et reprend :

- C’est très intelligent un corbeau, vois-tu : dès que je rentre, il me dit bonjour en me sautant sur l’épaule.

- Du moment qu’il ne te crotte pas dessus…

- T’es con, Christophe, tu sais quand tu ne te surveilles pas

Impassible, Collineau va allumer l’électricité. « Cause toujours, mon père ! si toi tu surveillais ta consommation, j’aurais mal à ma recette. »

Le grelot de la porte se réveille en sursaut pour signaler l’arrivée de Gasparin.

- Ca y est ! ils sont rentrés ! claironne le nouvel arrivant.

- Qui donc ?

- Salut Corbeau, salut Christophe. Ben, le maire et la mairesse : ils sont rentrés des sports d’hiver.

- Ouais, on a entendu dire, réplique le menuisier.

- Moi, je ne sais pas si le séjour leur aura été profitable mais le fait est que le maire a chopé un bronzage qui tire vers le gris : ça lui donne l’air crasseux.

Le cantonnier souligne ses paroles par une moue dégoûtée, largement feinte.

- T’étais au courant, Julien ? Moi pas, toujours bloqué dans mon commerce.

- De toute façon, ronchonne le menuisier, aller à la montagne pour attraper un teint de paysanne qui aurait porté des lunettes de soudeur, non merci !

- Toi t’as rencontré la mairesse et tu ne voulais pas le dire, fait Gasparin, l’air moqueur.

- Jamais la « Belle Poule » n’aura autant mérité son surnom ! confirme le menuisier, rigolard.

- Qu’est-ce que je te sers, cantonnier ?

- Un « Byrrh », un beau!

Quand, la bouteille en main, le cafetier se retourne, ses yeux se plissent :

- A la voir s’admirer sans arrêt dans les vitrines, je me demande si elle ne serait pas trop contente d’avoir deux seins…

Les deux habitués gloussent à qui mieux mieux au dessus de leur verre.

- On déconne, se reprend Gasparin ; à Vilmieux, on a une gravure de mode et au lieu de s’en féliciter, on chambre !

- Toi, tu l’aimes bien « La Fardée », hein ? fait Collineau au cantonnier ; aussi va falloir que je t’améliore les tifs…

Indifférent, Gasparin hausse les épaules quand la porte, qui ne tient décidément pas en place, s’ouvre à nouveau ; cette fois sur le facteur du village : un gars dynamique d’une trentaine d’années ; l’œil vif. Enormément.

- Vu que la terre se réchauffe, l’homme a de plus en plus soif ! clame le nouvel arrivant.

- Monsieur voudrait du ça-qui-s’avale, on dirait… ?

Et le cafetier tend son menton vers le nouveau venu en signe d’interrogation.

- Une Suze, va ! Et te retiens surtout pas.

Il a une bonne bouille d’adolescent prolongé et des manières avenantes. Il regarde son verre se remplir d’un œil rieur.

- A la tienne, Rubeux ! lance le menuisier, pressé d’attaquer un autre verre.

Les trois habitués trinquent, verres levés.

- Dis donc, Christophe, s’écrie tout à trac Gasparin, ta dame, là (il montre l’écran de la télévision) elle est muette, ta dame ?

- C’est vrai ça, insiste le facteur, on en veut pour notre argent !

Collineau a bientôt retrouvé la télécommande mais la présentatrice disparaît avant même d’avoir fait entendre sa voix. Elle laisse brutalement la place au gros plan sur un policier plutôt amoché, le casque en bataille et le coquart sanguinolent.

Tous les quatre, yeux rivés à l’écran, mâchoires pendantes, restent pétrifiés autour du zinc.

Faisant glisser le flic hors du cadre, la caméra panoramique jusqu’à cerner de lointaines silhouettes gesticulant sur fond de voitures en flammes.

Reprenant le premier ses esprits, le facteur s’écrie :

- Putain ! c’est 1789…

- Rubeux, fait en reproche Collineau, t’as toujours le mot pour rire…

- Tu remarqueras que le policier amoché n’était pas trop photogénique, « ils » l’ont montré quand même, va !

- Où tu veux en venir ? s’inquiète le menuisier, soupçonneux.

- Faut pas se laisser impressionner : « ils » nous amusent avec ces faits divers…

- T’en a de bonnes… si tu étais à la place des CRS, réagit Collineau.

- Déjà que t’as pas de casque ! en rajoute Gasparin, rigolard.

- J’ai ma sacoche ! riposte le facteur.

- Tu voudrais qu’on nous cache ces émeutes de banlieue ? s’interroge Julien.

- Non pas. Mais tu avoueras qu’ »ils » en font un peu beaucoup.

En effet, la « vitrine prodigieuse » montre, s’abritant derrière leurs boucliers translucides, une dizaine de CRS regroupés, aux pieds desquels court la traînée de feu d’un cocktail Molotov.

- Les vaches ! s’exclame Collineau.

Mais la femme tronc réapparaît pour disserter sur le sujet.

- Comment veux-tu que nos estomacs supportent sereinement l’apéro ! s’indigne drôlement le menuisier.

- Polope, Julien ! objecte le tôlier, indiquant du pouce les étagères derrière lui, j’ai là tout ce qu’il faut, jusqu’au bicarbonate de soude.

C’est Gasparin qui, volontaire, change de sujet :

- Bon ! on le fait ce 4 x 21 ?

- Tu vas encore nous carotter un apéritif ? proteste malicieusement Rubeux.

- Défendez-vous les grelotteux !

- On va t’en fiche des « grelotteux », cantonnier ! râle Julien.

Ronde et verte, la piste est devant eux où courent déjà les dés.

Collineau s’est redressé, le sourcil froncé :

- Qu’est-ce que tu fais là ? Et tes devoirs…

Debout devant la porte de l’appartement, il est tout mignon le fils avec sa mèche tombée dans la Javel.

- Je cherche mon bouquin de trigonométrie.

- Dans le café ? T’es bien sûr ?

Un instant, il reste là à martyriser sa gomme masticatoire puis il disparaît sans répondre.

Son père bougonne :

- Seize ans et demi, c’est pas du sucre.

Autour de la piste verte, la frénésie reprend de plus belle.

 

                                                                                                                             (A   SUIVRE)

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