DES NOUVELLES DE GOGOLAND (pages 25 à 29)

Publié le par sosie

 

VI

 

Elle a plaisir à conduire ainsi à la nuit tombante. Pourtant, ses visites à domicile, elle les fait la plus souvent dans la journée mais parfois la nécessité commande. Pour l’heure, elle vient de rassurer un vieux patient, malade du cœur, qui s’angoissait à tort. C’est aussi ça la médecine de campagne.

Le docteur Christine Londner lève le pied car la lumière incertaine décline encore à l’approche du boqueteau de chênes. Elle aborde le virage par lequel la route pénètre dans le bosquet quand une silhouette, surgie de nulle part, se dresse sur la voie étroite ! Dans un mouvement réflexe, elle donne un coup de volant à gauche tandis que l’homme saute à l’opposé dans le fossé. La voiture quitte la route et, patatras ! vient cogner le premier arbre au niveau de la portière arrière. La doctoresse coupe le moteur et se précipite de l’autre côté de la route où elle distingue un homme qui se relève et, tant bien que mal, en claudiquant, vient vers elle précédé d’une odeur considérable. ! Frisé dru, le flanc maigre, le loqueteux grimace horriblement.

- Arrêtez ! Asseyez-vous, je vais vous examiner : je suis médecin.

L’homme hésite… puis se laisse tomber sur le bord de la route. Le docteur Londner voudrait bien pouvoir se pincer le nez alors qu’elle lui enlève sa basket éculée. La cheville enfle à vue d’œil.

- Belle entorse ! conclut la femme en hochant la tête. Ne bougez pas d’ici, je vais chercher ma trousse.

L’homme pousse de petits gémissements retenus au fur et à mesure que la doctoresse lui bande la cheville.

- Je ne vous ai pas vu, je ne vous ai vu qu’au dernier moment dans le virage, je suis navrée, navrée…

- C’est rien, marmonne l’homme d’un ton qui dément l’affirmation.

- Vous ne pourrez plus marcher avant deux jours ; repos complet, impératif, c’est la faculté qui l’ordonne.

- La faculté… ? s’étonne l’homme.

- Oui : moi, docteur Londner, je vous interdis de marcher durant 48 heures.

- Ch’suis dans la mistoufle, M’dame, mais c’est rien…

- Ta, ta, ta… ! Je vous emmène dans mon dispensaire vous reposer deux jours. Deux jours ! souligne-t-elle l’index levé.

Elle ramasse le foulard noué en balluchon qui doit constituer toute la fortune du bonhomme :

- Appuyez-vous sur mon épaule, allez, n’ayez crainte !

Ils regagnent ainsi la voiture où la praticienne prend soin de le faire monter à l’arrière. Puis elle aspire un grand bol d’air avant de se glisser derrière le volant. « Ca sent la marée ! » Très discrètement, elle abaisse la vitre à sa gauche en même temps qu’elle actionne le démarreur.

A défaut d’être inodore, l’homme est silencieux. L’héberger, on ne peut pas dire que ça la fasse rire aux larmes mais elle se sent un peu responsable. Qu’est-ce que c’est que ce grelubier ? Peut-être un type qui a traîné ses manches de veste dans tous les tripots… Elle se décide à essayer de détendre l’atmosphère :

- Vous connaissez l’histoire du photographe ?

L’ostrogoth reste coi.

- Le photographe dit à son client : « Bon, je vais vous faire vos photos mais elles seront en noir et blanc : je suis daltonien. » Le client déçu réplique : « Mais, c’est que… pas moi ! » Alors, le photographe, tentateur : « Ah, vous devriez essayer… »

Le vagabond ne doit pas savoir rire.

Enfin, ils arrivent à VILMIEUX et bientôt devant la grille du « château » qu’évoquent entre eux les habitants ; en fait une maison bourgeoise flanquée tout de même d’une petite tourelle d’angle en encorbellement. « Mon échauguette » aime à se dire la doctoresse.

- Attendez-moi, je vais attacher le chien.

De l’autre côté de la grille de fer ouvragée, se dresse un grand chien danois aux formes élancées. Il alterne grognements et jappements ; voix et caresses de sa maîtresse le font hésiter mais elle doit le tirer fermement par le collier pour l’éloigner de la grille qui le sépare de l’intrus.

- Viens mon Zéphyr, viens : nous avons un visiteur. Patiente, je vais t’apporter ta pâtée.

Elle l’a conduit derrière la maison où elle l’attache auprès d’une niche spacieuse. Mais dès qu’elle s’éloigne pour rejoindre la grille, les aboiements commencent.

Maintenant, la voiture a franchi l’entrée et se dirige vers la serre chauffée – le… « dispensaire » annoncé – qui s’élève à une trentaine de mètres de la maison.

- Aujourd’hui, j’ai eu une journée carabinée. Vous allez vous installer bien au chaud, bien dormir, et dès demain matin je revois cette cheville.

Elle fouille dans sa boîte à gants pour en extirper une petite bouteille d’eau.

- Avalez-moi cette gélule, c’est un puissant calmant.

La doctoresse a refermé la porte de la serre sur l’homme qui se déplace à cloche-pied et, au son des aboiements furieux, regagne la maison à tourelle.

 

A vol d’oiseau, le « château du docteur » est à moins de cent mètres de l’impasse Pissevache. Autant dire que, durant de grandes plages de la nuit, Gasparin a profité pleinement des aboiements de Zéphyr ! Il s’est tourné et retourné sur sa couche qui d’ordinaire le dorlote sans discontinuer la nuit entière. « Qu’est-ce qu’il peut bien arriver à ce chien ? ». Même pendant les accalmies, avant qu’il ne s’assoupisse de nouveau, l’inquiétude le taraude. « Qu’est-ce qu’il flaire d’anormal, Zéphyr ? »

La sonnerie du réveil lui fait croire un instant que les cloches de l’église ont succombé aux mœurs électriques. Il se lève enfin, la tête embrumée, et se dirige vers la cafetière. Derrière lui, le lit du dormeur contrarié s’est mué en zone de guerre. Bientôt, la tartine beurrée lui semble d’un goût étrange…

Publié dans écriture

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P
<br /> La micro-société du village prend vie. Mais il nous faut de bons yeux.<br /> <br /> <br />
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S
<br /> <br /> J'éprouve des remords à changer la police en cours de publication.<br /> <br /> <br /> <br />